Ma mère allait me ramener chez moi. Je te ramène, elle a dit, hors de question que tu prennes le bus, il fait trop froid aujourd’hui. Un peu plus tôt, je lui avais raconté que j’avais failli me battre avec une chauffeuse de bus raciste et rigide, qui avait mis dehors un petit garçon parce qu’il n’était pas accompagné et que la Loi du bus disait que les enfants de moins de douze ans non accompagnés ne pouvaient pas entrer dans le bus. Lui, le petit, un petit garçon bronzé, et ce n’était pas un détail dans l’histoire, il était entré quand même, elle l’avait capté plus tard en regardant dans son rétroviseur de pute et elle avait parlé dans le micro, son arme quotidienne d’humiliation. Le petit garçon non accompagné dans le fond du bus est prié de descendre, elle avait dit, avec une voix forte et tranchante. Tout le monde s’était tourné vers le petit, qui avait caché son visage dans ses mains. À l’arrêt suivant, il était descendu du bus en courant et s’était planqué derrière une poubelle, paniqué. Le bus avait redémarré. Elle en avait fait chier des gens, elle en avait mis dehors, des pauvres gars, cette chauffeuse, et cette fois-là, je lui avais parlé de l’acte inhumain, inconscient et dangereux qu’elle avait posé pour respecter une loi à la con, installer son petit pouvoir merdique et emmerder le monde comme elle s’emmerdait, elle, dans la vie. Elle avait continué à regarder la route impassible. J’aurais voulu la gifler, mais, depuis un moment, une vitre séparait le chauffeur du public, pour éviter ce genre de nuisance pour le protéger de nous, les gueux. J’avais pas exactement failli me battre, donc. Mais je lui avais dit que je lui souhaitais le pire, et que j’avais des pouvoirs, qu’elle ferait bien de se méfier à partir de maintenant. J’avais raconté ça à ma mère. Oui, je vois bien le genre, je te ramène chez toi, elle avait dit, parce qu’elle était très gentille. J’ai préparé mes affaires et dit au revoir à mes frères et sœurs qui étaient là, à zoner dans la cuisine. Attends, m’a dit ma mère, je vais mettre Esperanza sur le pot avant de partir. Esperanza s’est dirigée vers sa chambre dans la chaise électrique et on l’a suivie, ma mère et moi. Sa chambre, anciennement la mienne, ressemblait maintenant à une chambre d’hôpital bourrée de machines. Entre deux lits, un lit pour dormir et un lit qui faisait également baignoire et table de massage, trônait une chaise percée. Ma mère a porté Esperanza, l’a attachée sur le pot et allumé les radiateurs à fond. Je te mets encore Céline Dion ? Elle a demandé à Esperanza, en ouvrant le lecteur CD. Esperanza a souri et hoché la tête, assise toute raide sur sa chaise-pot. On est retournées dans la cuisine. Un de mes frères mangeait un bout de fromage devant le frigo ouvert. Faudrait qu’elle change de passion, j’étudie, moi, ça devient vraiment insupportable, Céline Dion, il a dit, la bouche pleine. Et c’est vrai que ça allait fort. Je voudrais décrocher la lune, je voudrais même sauver la terre, ça beuglait dans toute la maison, pour accompagner la poussée d’Esperanza. J’ai pensé qu’il allait falloir attendre un moment, le temps qu’elle fasse la crotte, Esperanza, avant de partir, je me suis assise dans le canapé. Mais ma mère était prête et semblait sur le point de décoller. Tu ne dois pas remettre Esperanza dans sa chaise électrique? J’ai demandé. Non, a dit mon frère, toujours devant le frigo, ça lui prend des plombes pour chier, si tu dois attendre, t’es encore là ce soir. Un autre de mes frères, occupé à réparer son ordinateur, a rigolé. Non, mais c’est vrai, tu te rends pas compte, elle fait de ces boulets de canon, on peut même pas les mettre dans les chiottes, sinon ça les bouche, du coup, maman est obligée de les jeter dans le compost. Je les ai remerciés de m’avoir partagé cette histoire très intéressante et j’ai suivi ma mère. En passant dans le couloir, je suis allée dire au revoir à Esperanza, concentrée sur la chaise-pot, dans la chambre devenue un enfer de chaleur et de Céline Dion. Je l’ai embrassée sur le front. Bon ben, courage, alors, j’ai dit, avec un peu de culpabilité, parce que c’est vrai que, quand même, j’aurais pu insister pour prendre le bus. Elle a lancé un grand rire hoquetant et m’a fait signe de dégager. Je voudrais retrouver mes traces, où est ma vie où est ma place, ça chantait en québécois, quand j’ai refermé la porte.